15.3.2019

18 thèses sur le marxisme et la libération animale

The translation is the work of a comrade who is organized in Tendance Claire, a current working within the Nouveau Partie anticapitaliste (NPA). Unfortunately, we have never met him in person yet. But we highly appreciate this independent and kind act of solidarity from a comrade from another country to make our work accessible to yet another huge part of the world.

The translation was originally published on the homepage of Tendance Claire. The comrade used the English version (which already is a translation of the German original) as the basis for the translation. If there are ambiguities because of the double translations we are not aware of, please inform us.

18 thèses sur le marxisme et la libération animale

Introduction

L’Alliance pour le marxisme et la libération animale (Bündnis Marxismus und Tierbefreiung) est une association de personnes engagées dans le mouvement de libération animale et dans la gauche communiste.

Le marxisme et la libération animale sont deux choses qui, à première vue, ne semblent pas avoir grand-chose en commun. Les marxistes ne se sont jamais particulièrement fait remarquer comme des défenseur des animaux, et les défenseurs des animaux ne sont pas connus pour soutenir la classe ouvrière et la construction d’une société socialiste.

Bien au contraire : le marxisme classique n’a guère d’attrait pour les militants des droits des animaux, essentiellement autonomes et anarchistes. Il est considéré comme une théorie simpliste et comme une idéologie autoritaire devenue obsolète avec la fin du bloc de l’Est. Bien que la critique du capitalisme et le vocabulaire du mouvement ouvrier («camarade», «classe») regagnent en popularité dans la gauche radicale, on ne sait pas vraiment que faire des marxistes traditionnels. Ils sont considérés comme haïssant notoirement les animaux, ne parlant que d’économie, et bien souvent indissociables des philistins petits-bourgeois qui ne veulent pas renoncer à leurs saucisses grillées.

Les marxistes, quant à eux, ne tiennent pas non plus particulièrement les militants de la libération animale en haute estime : ils sont souvent perçus comme des ascètes et des moralistes bourgeois qui s’investissent dans des causes insignifiantes au lieu de se concentrer sur les questions essentielles. On attend d’eux qu’ils prennent part à des actions et à des alliances pour la lutte de classe, mais sont priés de laisser de coté leur étrange engouement pour les animaux. Beaucoup de camarades ont des sueurs froides à l’idée d’une société dans laquelle humains et animaux seraient libérés de l’exploitation et de l’oppression, car cela signifierait renoncer à la viande et au fromage. D’ailleurs, Friedrich Engels n’a-t-il pas moqué « Messieurs les végétariens » qui sous-estimaient l’importance de la consommation de viande dans l’histoire de la civilisation humaine et qui étaient, au mieux, des socialistes utopiques.

Néanmoins, nous rejetons cette opposition et croyons que l’analyse matérialiste historique et la critique de la société développées par Karl Marx et Friedrich Engels, la politique qui en découle et l’appel à délivrer les animaux de leur souffrances socialement produites sont nécessairement liés. D’un côté, les appels à la libération animale sont en effet moralisateurs s’ils n’analysent pas les conditions historiques spécifiques dans lesquelles l’exploitation des animaux se déroule et quels changements sociaux sont nécessaires pour y mettre fin. En revanche, toute critique marxiste de la société reste incomplète si elle ne considère pas que, dans leur quête de profit, les classes dirigeantes ont non seulement exploité les classes opprimées dans l’histoire de la lutte des classes, mais aussi et toujours les animaux (et la nature).

L’exploitation des travailleurs et celles des animaux ont pu connaître des différences qualitatives dans leur évolution historique et leur relation aux moyens de production reste également différente aujourd’hui. Malgré toutes les différences, cependant, la classe ouvrière et les animaux ont une histoire commune au cours de laquelle ils ont tous deux fait face à une classe dirigeante antagoniste en tant qu’êtres souffrants, humiliés, opprimés et négligés; la classe ouvrière comme sujet, et les animaux comme objets de libération. Par conséquent, nous soutenons que la libération animale est une idée incohérente quand elle rejette la critique matérialiste historique de la société. Dans le même temps, le marxisme reste tout aussi incohérent lorsqu’il refuse de reconnaître que la libération des animaux doit aujourd’hui faire partie intégrante de la théorie et de la politique marxiste contemporaine. Premièrement, le stade actuel de développement des forces productives rend cette libération non seulement possible mais surtout nécessaire. Deuxièmement, tous ceux qui aspirent à créer un monde sans exploitation, domination et souffrances sociales objectivement évitables doivent reconnaître la souffrance des animaux et s’efforcer de l’abolir. Des approches isolées pour unir le marxisme et la libération animale ont déjà eu lieu dans l’histoire de la gauche et du mouvement ouvrier, sans grand succès à ce jour. Les thèses suivantes expliquent pourquoi les marxistes et les défenseurs des animaux ne devraient pas être contraints à un mariage forcé, mais plutôt s’unir de manière étroite.

Pourquoi l’antispécisme doit être marxiste

I

La société capitaliste moderne ne reconnaît les animaux que comme supports matériels de valeur et moyens de produire du capital, en tant que moyens de travail et sujets de travail fournis par la nature gratuitement (pourvu qu’aucun travail humain ne soit utilisé pour l’exploiter).

Les dirigeants de l’industrie de la viande, au cœur du complexe de l’exploitation animale, gagnent des milliards sur le massacre des animaux. Rien qu’en Allemagne, un chiffre d’affaire record de 40 milliards d’euros est obtenu par l’abattage de plus de 60 millions de porcs, 3,5 millions de vaches et 700 millions de poulets, de canards et d’oies chaque année. En Suisse, le volume des ventes s’élève à 10 milliards de francs suisses. Dans les cirques et les zoos, des animaux exotiques sont enfermés dans des conditions affreuses pour accomplir des numéros pour eux insoutenables et abrutissants. A la chasse, les animaux sont tués pour le simple amusement de chasseurs majoritairement aisés. Au cours d’expériences, ils servent d’objets de recherche et de travail, tandis que l’industrie des animaux de compagnie les multiplie et les vend comme jouets. Quiconque observe ces conditions de vie atroces et brutales ressent, à moins d’une relation totalement aliénée à l’environnement, au moins une certaine forme d’empathie avec les êtres sensibles qu’il voit en détresse.

En conséquence, l’engagement pour les animaux commence souvent par un sentiment d’horreur devant leur massacre à grande échelle et l’idéologie qui justifie leur déchéance. Cet engagement peut aussi commencer par un élan de solidarité à la recherche d’une explication à l’exploitation et d’un moyen de l’abolir. L’empathie avec la souffrance des animaux conduit alors à une réflexion théorique sur la relation entre les humains et les animaux et incite à devenir actif dans la lutte pour leur libération. Mais comment cela se manifeste-t-elle dans la pratique? Regardons la théorie et la pratique du mouvement de libération animale actuel.

II

De manière rapide et quelque peu simplifiée, le mouvement contemporain des droits des animaux et de la libération animale germanophone est dominé par un courant politico-théorique que le philosophe marxiste Marco Maurizi qualifie d’«antispécisme métaphysique». Il est composé de trois grandes écoles de pensée:

- la philosophie morale bourgeoise dans la tradition de Peter Singer, Richard Ryder, Tom Regan, Hilal Sezgin et d’autres.

- la critique juridique libérale, dont la figure de proue était depuis longtemps Gary Francione. Des auteurs tels que Will Kymlicka et Sue Donaldson l’ont rejoint récemment.

- l’anti-autoritarisme post-structuraliste, qui repose sur la pensée de Carol J. Adams, Donna Haraway, Birgit Mütherich, Jacques Derrida et d’autres.

L’anti-spécisme moral bourgeois prédomine dans un certain nombre d’organisations telles que PETA, avec des revendications politiques pour les droits et le bien-être animal. Elles font appel aux consommateurs, à l’État et aux institutions privées au moyen de pétitions, de lobbying, de campagnes, de conseils d’experts, etc.

Les critiques juridiques libéraux forment un pont théorique et politique entre les philosophes moraux et les anti-autoritaristes. En fonction de leurs interprétations et de leurs affinités avec les deux théories, ils peuvent pencher plutôt vers l’une ou l’autre. Cela explique dans une certaine mesure le large accord dans le mouvement pour le bien-être, les droits et la libération des animaux que les droits des animaux sont effectivement un objectif à atteindre.

L’anti-autoritarisme post-structuraliste fait son apparition dans des formations de la gauche extraparlementaire inspirées par l’autonomie et l’anarchisme. Ce courant représente le noyau dur de la branche abolitionniste des droits des animaux et du mouvement de libération animale.

III

La philosophie anti-spéciste morale bourgeoise s’attaque à la question de savoir pourquoi la souffrance des animaux est considérée comme différente de la souffrance des humains ou, plus précisément, en quoi ces différences constituent une base morale pour l’action.

En conséquence, ce courant examine les justifications généralement admises pour tuer et utiliser les animaux, par exemple : les animaux ne raisonnent pas et manquent de capacités cognitives, la souffrance animale est différente en nature et moins grave que la souffrance humaine, etc. Il révèle les contradictions internes de ces arguments en soulignant, par exemple, que tous les animaux ne manquent pas de compétences cognitives et que tous les humains (selon l’âge, etc.) ne sont pas capables d’accomplir des tâches cognitives. De plus, même au sein de l’espèce humaine, les formes de souffrance sont si différentes que nous pourrions difficilement parler d’une souffrance humaine universelle en opposition à une souffrance animale universelle. Conséquence de ces incohérences, les défenseurs de la philosophie morale anti-spéciste estiment qu’il n’y a pas de raison valable de faire des distinctions moralement significatives entre la souffrance humaine et la souffrance animale, et ils demandent pourquoi de telles distinctions sont néanmoins faites dans la pratique. Leur réponse est que la société humaine est imprégnée de spécisme, c’est-à-dire l’hypothèse idéologique selon laquelle l’espèce humaine est supérieure. Leur argument est que, tout comme le racisme ou le sexisme, le spécisme établit des limites normatives qui ne peuvent être justifiées et n’ont donc aucun fondement réel. Selon Singer, le spécisme, défini comme « un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce contre ceux des membres d’autres espèces » est la raison de la discrimination envers les animaux.

Le grand mérite de cette philosophie morale est de confronter l’idéologie spéciste à ses affirmations indéfendables. Cependant, elle rencontre également de nombreux problèmes : à proprement parler, elle n’explique pas pourquoi les animaux sont exploités, pourquoi ils sont réduits à des objets d’utilisation économique; elle explique plutôt comment le traitement différent des animaux et des humains est légitimé et inscrit dans les circonstances sociales actuelles. La philosophie morale bourgeoise peut par exemple nous dire quelle forme de pensée justifie que les humains ne soient pas tués dans les abattoirs mais que, en ce qui concerne les animaux, l’abattage ne soit pas éliminé. Elle ne peut rien dire de substantiel sur l’origine et la fonction de l’exploitation animale ou, plus spécifiquement, expliquer à la fois l’abattoir comme industrie et dans quel but les animaux y sont tués. Au lieu de cela, elle réduit toutes ces questions à des actes individuels abstraits, à des points de vue et à des pratiques traités de manière totalement isolée du fonctionnement de la société capitaliste. De plus, une telle philosophie morale est anhistorique : son objet est l’idéologie spéciste ici et maintenant. Elle s’intéresse à l’histoire des relations humain-animal au mieux uniquement en termes d’histoire de l’idéologie. Elle ne peut rien nous dire sur l’origine sociale et la genèse de l’idéologie spéciste.

IV

La théorie libérale des droits des animaux tente avant tout d’expliquer pourquoi les animaux, contrairement aux humains, ne bénéficient pas des libertés publiques, pourquoi ils sont traités comme des objets et non des sujets de droit. Sa réponse est essentiellement tautologique: parce que les animaux sont définis par la loi comme des biens. D’où il suit que, puisque les animaux sont définis de manière normative en tant que propriété humaine, tout conflit d’intérêts sérieux entre les espèces se conclut au détriment des créatures non humaines. Le statut des animaux en tant que propriété prépare alors la voie à leur exploitation institutionnalisée. Selon l’approche politico-scientifique choisie, le problème est donc l’absence de droits fondamentaux, négatifs ou positifs, analogues aux droits de l’Homme. Les partisans de cette théorie concluent que la loi actuelle repose sur un préjugé moral qui privilégie les humains par rapport aux animaux, de la même manière que les Blancs étaient à une époque privilégiés par rapport aux esclaves noirs. La théorie du droit refuse donc par définition le statut de sujet de droit aux animaux.

La critique du fait que les animaux sont juridiquement considérés comme des choses et/ou des biens n’a rien perdu de sa validité aujourd’hui. Cependant, ni les normes juridiques ni la théorie du droit n’expliquent l’exploitation animale. Les animaux ne sont pas des biens privés seulement parce que la loi le dit ou parce que les juristes les pensent. La propriété privée (des moyens de production) est constitutionnelle car la loi est l’expression juridique des relations bourgeoises de production et d’échange. Au cours de la lutte de classe, la classe dirigeante a réduit la nature en général et les animaux en particulier à un moyen de production à sa disposition, a fixé cette hiérarchie sur le plan juridique et a stipulé qu’elle était universellement applicable. Pour cette raison, il est aujourd’hui légal pour l’être humain de traiter l’animal comme sa propriété. Les normes légales permettent l’exploitation des animaux parce qu’elles sont bourgeoises, pas seulement parce qu’elles sont spécistes.
Cependant, il existe des cas dans lesquels les théoriciens des droits des animaux ont également contribué à une analyse de fond, malgré les mystifications légalistes inhérentes à leurs positions. Parmi ses indéniables mérites, la critique juridique anti-spéciste, souligne que le statu quo juridique permet une exploitation économiquement plus efficace des animaux et favorise en même temps la complaisance de la société civile. Autrement dit, que les lois actuelles sur le bien-être animal renforcent plutôt qu’elles n’affaiblissent l’exploitation et l’oppression des animaux.

Il est d’autant plus dommage que la théorie des droits des animaux soit soumise aux illusions bourgeoises sur l’État et le droit. Les théoriciens des droits des animaux rompent le lien entre l’économie capitaliste et la forme juridique bourgeoise et présentent même cette dernière comme un cadre de référence positif pour des politiques progressistes. Certes, il est légitime, dans la mesure du possible, d’utiliser institutions et lois fédérales dans la lutte contre l’industrie animale. Cependant, l’exigence de considérer les animaux comme des citoyens, ou comme des sujets de droits similaires, est une exigence idéologique. Cela est particulièrement vrai dans le contexte où, même pour les humains, l’État et le droit, loin de garantir, sapent en réalité la liberté, l’égalité et la fraternité.

V

La critique post-structuraliste anti-spéciste du pouvoir procède de la même manière que la philosophie morale bourgeoise, mais radicalise la considération éthique des relations humain-animal. Elle se demande principalement comment l’animal a été introduit en tant que construction sociale et soutient que ce concept est continuellement reproduit par le biais, par exemple, de publications religieuses, littéraires, journalistiques et de sciences naturelles et sociales - de la Bible à Descartes en passant par Kant. Le spécisme, affirme-t-elle à l’unisson, est le résultat d’une construction dualiste de la société et de la nature, « le grand discours occidental » (Coetzee) sur l’être humain et l’animal. En outre, les défenseurs de ce courant soulignent que toutes les caractéristiques qui ont été bénéfiques aux progrès de la civilisation humaine (raison, science, volonté, rationalité, etc.) sont attribuées à la société, alors que la nature est identifiée avec ce qui a été dépassé et abandonné dans ce processus (spiritualité, pulsions, affectivité, magie, etc.). Selon cette interprétation, une telle construction dualiste se poursuit dans la relation entre humains et animaux : les humains sont des sujets raisonnables, rationnels et analytiques, tandis que les animaux sont construits comme des créatures déraisonnables contrôlées par leurs pulsions et leurs affects. Ce dualisme est la base de la critique post-structuraliste du pouvoir pour expliquer la domination politique des humains sur les animaux, le contrôle des premiers sur les seconds et l’exclusion de ces derniers de la démocratie.

Dans sa démarche, l’approche post-structuraliste anti-spéciste diffère peu de celle des féministes anti-autoritaires et des antiracistes, qui examinent de la même manière des formes de pratiques sexistes et racistes. Selon cette perspective, le sexisme existe parce que la femme est construite comme une créature émotionnelle animée par des affects et nécessitant une protection, alors que l’être humain est construit comme rationnel, réfléchi et résolu. De même, la racine du racisme est la construction de l’autre, par exemple des peuples et des religions présentés comme primitifs, en opposition aux nations occidentales supérieures.

La radicalité de la critique anti-spéciste du pouvoir consiste à montrer la dualité de l’idéologie spéciste, à dénoncer cette dualité comme un instrument de domination politique et à rejeter l’idée qu’il est plus important de lutter contre une idéologie que contre d’autres. Pour cette raison, les anti-spécistes autonomes s’opposent à l’exploitation animale avec la même conviction qu’au sexisme, au racisme, à l’homophobie et à d’autres mécanismes sociaux d’exclusion aux trompeuses promesses d’émancipation formelle. C’est aussi pourquoi l’approche de l’unité des oppressions – connue actuellement sous le nom d’intersectionnalité ou de libération totale - est si populaire parmi eux.

En termes purement analytiques, de nombreuses observations de l’anti-spécisme anti-autoritaire sont correctes. Le problème est qu’elles ne fournissent que de simples descriptions du discours dominant sur les relations humain-animal et les autres formes d’oppression, mais aucune explication à l’état actuel de la relation humain-animal ni à la prédominance du discours critiqué. L’anti-spécisme post-structuraliste et anti-autoritaire peut démasquer le dualisme humain/animal dans l’idéologie bourgeoise, c’est-à-dire sa présence comme forme idéologique de pensée; il ne peut cependant pas déterminer l’origine ou la fonction de cette idéologie. Il n’offre aucune explication sur ce qui a crée le dualisme idéologique humain/animal et ce qui le médiatise. Chaque fois que les anti-spécistes anti-autoritaires en arrivent à ce point, leur analyse devient confuse. Pour cette raison, elle reste phénoménologique, purement formelle et, surtout, idéaliste, car elle considère de simples idées (erronées) comme le moteur de l’histoire. De plus, l’approche de l’unité des oppressions confond la question de la genèse et de l’interrelation qualitative entre les différents types d’oppression avec leur évaluation politico-normative. En fin de compte, cette approche est uniquement capable d’explications tautologiques : le spécisme découle du discours spéciste. Les théories matérialistes historiques sont pratiquement taboues. Par exemple, la question de la corrélation interne et fonctionnelle entre les relations de production bourgeoises et l’idéologie raciste est confondue avec la question de savoir si le capitalisme en tant que mode d’oppression est plus grave que le racisme ou plus important - ou vice versa. Ainsi, la tentative d’analyse est déjà rejetée.

VI

On peut ainsi établir que tant la philosophie morale anti-spéciste que sa version plus radicalisée, l’anti-spécisme anti-autoritaire, ainsi que la critique juridique libérale n’offrent aucune explication utile à l’exploitation des animaux et à sa dissimulation idéologique. Elles peuvent décrire l’idéologie spéciste et ses normes juridiques en détail, déterminer les parallèles et points communs avec d’autres idéologies et normes structurées de manière similaire et mettre en évidence leurs contradictions internes. Elles ne peuvent cependant pas nous dire comment la pensée idéologique sur les animaux ou leur statut de propriété est venue au monde et pourquoi, dans la société capitaliste bourgeoise, l’exploitation animale a prise précisément la forme hautement technicisée et industrialisée qu’elle possède actuellement. En bref : elles ne nous aident pas à comprendre pourquoi, dans l’intérêt de qui ni à quel point les animaux sont exploités dans la société capitaliste.

De telles déficiences théoriques ont des conséquences immédiates sur la pratique politique: les trois approches traitent exclusivement de la fonctionnalité interne du raisonnement spéciste. En conséquence, toute forme d’exploitation animale leur apparaît comme le résultat d’une conscience spéciste puisque la pratique politique visant à libérer les animaux est pour elles avant tout une question de réflexion adéquate, de comportement moral et de normes juridiques. Ainsi le mangeur de viande, le boucher, l’éleveur, le laboratoire d’expérimentation animale et ses lobbyistes devraient tous abandonner leur mentalité spéciste pour que les animaux soient libérés. La praxis sociale est ici avant tout une question de conscience sociale, qui est la somme des consciences de tous les individus qui la composent. L’exploitation animale et la libération animale sont réduites à un problème philosophique, épistémologique, au mieux de théorie juridique. Les philosophes moraux, les théoriciens du droit et les anti-autoritaires n’expliquent ni que ceux qui profitent de l’exploitation des animaux ont tout intérêt à perpétuer ses formes actuelles, ni pourquoi ils ont tel intérêt.

VII

C’est précisément là que le marxisme intervient. Les premiers écrits de Marx et Engels traitent de la relation de l’être et de la conscience, de la nature et de la société, mais aussi des humains et des animaux. Marx et Engels posent la question de savoir comment les formes de connaissance et de conscience historiquement spécifiques sont liées à la manière dont la société est organisée, en d’autres termes à la question de la médiation entre être et conscience. Leur réponse, très sommairement, est que les humains produisent par leur existence matérielle, par leur travail social dans les rapports de productions, leur propre conscience ainsi que les conditions par lesquelles cette conscience peut et doit changer. C’est le travail social – l’altération active de conditions préexistantes – qui façonne à la fois la nature et la société, tout en créant la base de la compréhension des deux. Marx et Engels regardent ce qui produit le supposé dualisme entre être et conscience, entre société et nature, ce qui le médiatise et l’influence, ce qui constitue la relation interne entre l’humain, la société et la nature: c’est le travail social, sous sa forme historiquement spécifique. Par conséquent, la contradiction entre la société d’une part et les animaux et la nature de l’autre ne se développe pas simplement dans les esprits : le capitalisme en tant que forme historiquement spécifique d’organisation du travail social produit constamment cette contradiction. Dans le processus capitaliste de production, les animaux et la nature devient littéralement une simple ressource à exploiter.

Cette façon de comprendre la relation entre les humains, la société et la nature est un matérialisme historique. Matérialiste, car elle suppose que l’existence sociale constitue la base de la conscience. Historique, car elle ne considère pas l’existence comme fixe et invariable, mais la comprend comme produite socialement par les humains eux-mêmes. Il existe également un matérialisme non historique, dont Marx et Engels se sont énergiquement dissociés. La relation entre être et conscience n’est pas déterministe au sens d’un simple schématisme, comme le souligne Engels: « La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme » (Lettre à J. Bloch).

VIII

Si nous voulons expliquer, critiquer et abolir l’exploitation des animaux, plutôt que de traiter exclusivement des modèles de sa légitimation, nous devons nous appuyer sur les outils du matérialisme historique.

Dans l’un de leurs textes les plus importants à cet égard, l’Idéologie allemande, Marx et Engels montrent comment les humains ont progressivement réussi à réprimer, utiliser et à subjuguer la nature, et comment ils ont ainsi eux-mêmes produit la différence entre la nature et la société. Selon cette analyse, les êtres humains se sont auto-domestiqués en apprenant à dominer leur nature intérieure et la nature autour d’eux par le travail. Marx et Engels soulignent que les humains étaient à l’origine des animaux et qu’ils le restent dans une certaine mesure. Cependant, grâce au travail social, au développement social de la production et de la distribution et à travers leur évolution socio-historique, les humains ont pu se différencier progressivement des autres animaux. Dans les mots de Marx et Engels: « On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même ». Il ne viendrait pas à l’esprit de Marx et Engels de « dénier aux animaux la faculté d’agir de façon méthodique, préméditée » mais « l’ensemble de l’action méthodique de tous les animaux n’a pas réussi à marquer la terre du sceau de leur volonté » (Dialectique de la nature). Les humains, créatures naturelles qui doivent satisfaire des besoins naturels (comme manger, boire, etc.) ont une différence de degré et non de nature avec les animaux, et cette différence de degré est le résultat de leur propre praxis sociale.

IX

Par conséquent, le matérialisme historique fournit une approche fructueuse pour expliquer l’histoire et le développement des relations humain-animal: elles sont le résultat d’un processus de civilisation dans lequel l’être humain a réussi à sortir de la nature par le travail social et a ainsi lui-même produit la différence avec les animaux non-humains. À la différence de l’antispécisme post-structuraliste, le matérialisme historique peut non seulement décrire le dualisme entre humains et animaux, mais aussi l’expliquer. En outre, il peut identifier le travail social comme l’élément par lequel ce dualisme est constamment reproduit dans la pratique. Il s’ensuit que les perceptions idéologiques sur les animaux ne sont pas de simples produits de l’imagination: elles sont également vraies, dans la mesure où elles ont une véritable base matérielle. La pensée spéciste sur les animaux n’est donc pas la base de l’exploitation animale, mais plutôt le reflet idéologique de celle-ci. Marco Maurizi l’exprime ainsi: « Nous n’exploitons pas les animaux parce que nous les considérons comme inférieurs, mais nous estimons que les animaux sont inférieurs parce que nous les exploitons ». Il en découle également que nous devons déterminer les formes spécifiques dans lesquelles cette relation est organisée. Après tout, il n’y a pas de travail social universel qui propulse le processus de civilisation, mais uniquement le travail social dans des formes d’organisation historiquement particulières.

X

Ce ne sont pas seulement les relations politico-économiques de la société capitaliste qui ont engendré des classes qui s’affrontent de manière antagoniste, mais aussi les relations précédentes. Le conflit entre les classes, qui résulte de leurs intérêts opposés, reste le moteur de l’histoire à ce jour. En conséquence, le Manifeste du Parti communiste déclare: « L’histoire de toutes les sociétés existantes est l’histoire des luttes de classe ».

Dans la société de classe capitaliste contemporaine, l’organisation du travail social repose essentiellement sur deux relations sociales: l’organisation du travail par le marché (le travail est une marchandise) et les relations de classe (travailleurs et capitalistes s’affrontent dans le processus de production). Les capitalistes possèdent les moyens de production (ou le capital nécessaire à leur acquisition), ils achètent donc instruments de travail, sujets de travail et force de travail (celle-ci étant proposée par les travailleurs qui n’ont rien d’autre à vendre) et les déploient dans le processus de production. Le produit reprend la forme de la marchandise, qui est vendue pour du profit.

Cependant, ce profit, dont l’accumulation est la raison et le but de la production capitaliste, ne tombe pas du ciel. On ne peut l’obtenir qu’en exploitant les travailleurs: ils travaillent au-delà du point où ils ont produit une valeur équivalente à leur salaire. Ils produisent ainsi un surplus qui n’est pas à leur disposition mais à celle des capitalistes. Marx écrit dans le troisième volume du Capital que les capitalistes « constituent une véritable franc-maçonnerie vis-à-vis de l’ensemble de la classe ouvrière ».

Par conséquent, étant donné qu’il y a à la fois des exploiteurs et des exploités dans la société capitaliste, ce n’est pas toute l’espèce humaine qui exploite les animaux. L’exploitation des animaux et des travailleurs se fait avant tout selon les intérêts et sous la direction de la classe dirigeante. Bien entendu, l’exploitation des animaux et l’exploitation des travailleurs diffèrent qualitativement et ces derniers n’agissent pas nécessairement en solidarité avec les animaux simplement parce qu’ils sont aussi opprimés et exploités. Les travailleurs des abattoirs tuent même des animaux. Mais les rapports de production capitalistes ne reposent pas seulement sur un antagonisme entre les capitalistes et la classe ouvrière, mais aussi entre la classe dirigeante et la nature, ainsi que les animaux. La bourgeoisie conduit l’exploitation des animaux à l’échelle industrielle et en tire des bénéfices substantiels. Comme l’écrit Marx, « la façon de percevoir la nature sous la domination de la propriété privée et de l’argent est un véritable mépris et une dégradation pratique à la nature » (Sur la question juive). Cela inclut bien sûr les animaux. Pour répondre à la question de savoir pourquoi le capitalisme exploite non seulement les travailleurs mais aussi les animaux – d’une manière particulière et qualitativement différente – il faut examiner la position et la fonction héritée par les animaux dans cette forme d’organisation du travail social, et donc l’exploitation animale sous sa forme spécifiquement capitaliste.

XI

Les animaux ne participent pas immédiatement aux relations sociales qui caractérisent le capitalisme en tant qu’individus actifs. Ils n’achètent ni ne vendent rien sur le marché, pas même leur travail: lorsqu’ils fournissent du travail dans le processus de production, ils ne perçoivent pas de salaire en retour. En conséquence, les animaux ne produisent pas de plus-value et ne font pas partie de la classe ouvrière. Leur exploitation correspond à ce que Marx décrit comme une exploitation de la nature: en vertu des droits de propriété bourgeois et du pouvoir économique dont ils disposent, les capitalistes tirent profit de la ruine des animaux et de la nature. Ce n’est pas de l’exploitation au sens de la théorie de la valeur-travail. Pourtant, Marx ne limite pas non plus la notion d’exploitation à la production de plus-value. Par exemple, il ne conclut certainement pas de l’observation que les esclaves ne produisent pas de plus-value qu’ils ne sont pas exploités.

Comme ils ne peuvent pas résister de manière organisée, les animaux sont appropriés comme les autres matériaux naturels en tant que moyens de production librement disponibles, c’est-à-dire comme instruments de travail (comme des machines pour la production d’œufs, de lait, de viande, etc.) et objets de travail (cuir, viande, etc.). Les salariés réalisent cette appropriation, souvent violente, dans la pratique. Ils exécutent, sous les ordres du capital, la production de plus-value qui, dans l’industrie animale, comprend la mise à mort, la traite, la vivisection, etc. Les produits des animaux (ou les animaux eux-mêmes) sont ensuite traités par les salariés et sont finalement vendus comme produits de consommation. La production de profits repose donc non seulement sur l’exploitation des travailleurs, mais aussi sur celle des animaux en particulier et de la nature en général. Afin de maximiser les profits réalisés grâce à l’exploitation des animaux, les capitalistes s’efforcent d’intégrer les animaux dans le processus de production de la manière la plus efficace possible. “Efficace” signifie : en faisant abstraction de leurs facultés, parmi lesquelles leur capacité à souffrir.

XII

De tout cela découle pour nous que seul un anti-spécisme matérialiste historique est capable d’expliquer et d’analyser globalement les relations humain-animal qui, en y regardant de plus près, se révèlent aujourd’hui comme des rapports d’exploitation et de domination entre d’une coté le capital et de l’autre le prolétariat, les animaux et la nature. Un tel anti-spécisme ouvre de nouvelles perspectives pour l’analyse et la critique de la société bourgeoise et identifie les domaines dans lesquels l’ordre capitaliste se révèle vulnérable et qu’il faut cibler pour libérer les animaux de l’exploitation.
En effet, on ne peut pas conclure de la critique de l’économie politique que les animaux seraient automatiquement libérés dans une société socialiste ou communiste. Pourtant, la lutte contre la domination du capital et son expropriation sont des conditions nécessaires pour permettre aux humains de prendre collectivement la décision: “nous allons libérer les animaux!”

Tant que la domination du capital persiste et avec elle le contrôle de la classe dirigeante sur ce qui est produit et comment, le capital s’appropriera la nature et incorporera tout dans le processus de valorisation auquel on ne peut échapper.

Pourquoi le marxisme doit être antispéciste

XIII

Pour les marxistes, l’essentiel de ce qui précède n’est pas nouveau. Le matérialisme historique et la critique marxienne de l’économie politique sont, après tout, le principe directeur de leurs analyses économiques et politiques. Ils pourraient donc hausser les épaules et dire aux partisans de la libération animale: “bien vu, maintenant arrêtez de faire la morale et commencez à combattre le capitalisme avec nous**”**. Et ils auraient de bonnes raisons pour cela.

Nous pensons cependant que si l’on se préoccupe sérieusement du matérialisme historique, il faut reconnaître que les humains et les animaux n’ont pas seulement une histoire commune. Avant tout, les classes opprimées et exploitées et les animaux ont le même ennemi, qui est responsable de leur exploitation, en profite et organise – de différentes manières – leur oppression: la classe dirigeante. De plus, les marxistes doivent reconnaître qu’en raison de ses effets sociaux et écologiques nuisibles, l’étendue actuelle de la production animale est objectivement irrationnelle et entrave le progrès social.

XIV

Le niveau actuel de développement des forces productives ne nous permet pas seulement de penser à résoudre les souffrances des animaux produites par la société et de poser la question de les inclure dans la lutte pour la libération. Un coup d’œil sur l’empreinte carbone de l’industrie de la viande ou sa consommation inconsidérée de ressources naturelles souligne également la nécessité urgente de développer une position marxiste sur les relations sociales avec les animaux. La contradiction entre le capitalisme et la nature a atteint aujourd’hui un point qui menace la survie même de l’espèce humaine, situation à laquelle la production animale industrialisée apporte une contribution significative.

Aujourd’hui, l’exploitation des animaux est non seulement objectivement inutile mais irrationnelle et anti-progressiste. Elle entraîne une consommation excessive et croissante de ressources telles que l’eau et le soja qui, au lieu d’être rationnellement distribuées, sont utilisées dans la production de viande, de lait et d’œufs. Les dégâts écologiques causés par le défrichement des forêts tropicales, la monoculture ou la pollution des eaux sont déjà en partie irréversibles. Par conséquent, quiconque croit pouvoir ignorer la production de viande ou même la convertir en une opération socialiste est pris par l’image naïve et idéalisée de la production alimentaire industrialisée que les groupes de pression du capital promeuvent. La transformation de l’industrie alimentaire et de la viande en une production écologiquement durable, végétalienne et socialement planifiée, en revanche, serait une revendication socialiste opportune.

Il est bien connu que l’utilisation et la consommation des animaux jouent un rôle important dans l’histoire de la civilisation humaine. Cela ne justifie cependant pas leur continuation jusqu’à nos jours: l’état actuel des forces productives permet non seulement la sympathie pour la souffrance des animaux, mais également de restructurer les relations de production en conséquence. Et, comme les présentes thèses prétendent le démontrer, les marxistes n’ont aucune raison valable de ne pas le faire.

Le fait que le potentiel technologique du capitalisme développé permette le progrès historique ne doit pas occulter le fait que ce potentiel permet également une destruction de grande ampleur: il contient la possibilité de libération et en même temps celle d’une réification totale, du mépris et de l’anéantissement de la vie. Si les forces productives modernes ne doivent plusêtre des forces destructrices mais des moyens de développer le bien-être, ceux qui ont un intérêt commun à cette transformation doivent s’unir. Ils doivent changer les relations sociales pour que les forces productives ne soient plus déployées au bénéfice de quelque uns mais soient développées et appliquées au profit de tous. C’est pourquoi nous disons que les marxistes et les partisans de la libération animale devraient unir leurs forces pour un projet révolutionnaire et véritablement civilisateur: la libération des humains, des animaux et de la nature.

XV

Contrairement aux conceptions idéalistes de l’histoire, le matérialisme historique affirme que ce ne sont pas les idées, mais la lutte des classes qui est le moteur de l’histoire humaine. Cette lutte est basée sur le fait que les intérêts des classes qui s’opposent de manière antagoniste ne peuvent jamais être conciliés au sein des sociétés de classe. L’antagonisme peut simplement être déguisé, ou plutôt refoulé, par des mécanismes idéologiques (la religion, la politique, le droit etc). La classe dirigeante se donne beaucoup de mal pour imposer ses idées comme idées dominantes.

Tout comme il existe des différences qualitatives dans les fonctions que les animaux et les salariés occupent dans les processus de production et d’exploitation, le rôle qui revient aux animaux dans la lutte contre la classe dirigeante diffère également de celui des salariés. Les travailleurs peuvent s’organiser pour se défendre, planifier des grèves et des manifestations ou penser à une société libérée. Mais surtout, contrairement aux animaux, ils peuvent analyser les conditions sociales dans lesquelles ils sont exploités et dominés et, par conséquent en tirer des mesures concrètes pour organiser leur propre libération. Pour cette raison, la classe ouvrière peut faire l’objet de sa propre libération. Les animaux, en revanche, ne peuvent être que des objets de libération.

En ce qui concerne la question de la libération animale, les marxistes traditionnels évoquent souvent cette différence entre travailleurs et animaux. Ils affirment qu’aucune nécessité historique pour la libération animale ne peut être déduite d’une analyse sociale systématique. C’est exact: pour sa mise en œuvre, la libération animale est essentiellement une question politico-économique et sa nécessité ne peut pas découler immédiatement d’une analyse du capital. Pourtant, la situation en ce qui concerne l’abolition de l’esclavage salarial n’est pas sensiblement différente. En tant que nécessité historique, la lutte de classe organisée par en bas ne peut être déduite de l’analyse des relations du capital et de la prise de conscience que la lutte des classes est la force motrice de l’histoire. Elle n’existe que si et quand les travailleurs décident politiquement de s’en emparer.

Les marxistes révolutionnaires ne se contentent pas d’analyser le mode de production moderne. Ils prennent également la décision politique de lutter contre leur assujettissement au capital en fonction de leurs expériences, de leurs souffrances, de leur conscience de l’exploitation capitaliste et de leur connaissance des « conditions matérielles, qui seules peuvent constituer la base réelle d’une forme supérieure la société, société dans laquelle le développement complet et libre de chaque individu constitue le principe directeur », comme l’écrit Marx (Le Capital, I).

Quiconque accepte que la libération est nécessaire pour mettre fin à la souffrance et à l’exploitation produites par la société n’a aucune raison, autre qu’idéologique, d’exclure les animaux de ce projet. L’analyse des relations capitalistiques en tant que relations centrales d’exploitation et de domination dans la société actuelle montre que la production de profits capitalistes ne repose pas uniquement sur l’exploitation des travailleurs, mais aussi sur l’exploitation des animaux (et de la nature en général). La production capitaliste, dans laquelle l’interaction entre la société et la nature est organisée afin de maximiser les profits, sape en même temps les sources primaires de toute richesse: « la terre et le travailleur » (Marx, Ibid). Une lutte sans compromis pour l’abolition de cette relation doit donc inclure la lutte pour la libération des animaux et de la nature.

XVI

Ainsi, une fois que l’on a décidé de lutter pour la libération, il n’y a pas de raison d’entreprendre de mettre fin à la souffrance sociale tout en excluant les animaux de ce but (selon certains marxistes, c’est même le cas sous le communisme). En effet, malgré toutes les différences qualitatives dans l’exploitation des travailleurs et des animaux, les deux ont la capacité de souffrir, même si c’est selon des formes différentes. Il serait incohérent, et le produit d’une fausse conscience, d’établir une distinction nette et absolue entre les humains et les animaux en ce qui concerne cette capacité, ce qui est resté leur point commun malgré les différences graduelles qui ont été développées sur le plan socio-historique.

À ce stade, de nombreux camarades marxistes objectent que tout ce discours sur la souffrance est du moralisme et que la morale ne peut pas servir de fondement à une politique de classe. Après tout, on ne peut pas lutter contre la bourgeoisie avec empathie ou en faisant appel à la sympathie, mais avec une organisation et une ligne politique développées sur la base de l’analyse concrète d’une situation concrète. C’est exact, mais ils font cependant deux erreurs: ils jugent mal la signification matérialiste historique de la souffrance et confondent la morale réellement existante avec le moralisme bourgeois.

La souffrance dont nous parlons ici n’est pas une catégorie idéaliste, mais matérialiste historique. Ce n’est pas un type de souffrance comme le chagrin d’amour ou le mal de dents mais une souffrance ancrée dans l’organisation de la société, dans ses rapports de production et qui peut donc être soulagée, et pourquoi pas supprimée. La volonté d’y parvenir est un moteur essentiel de la lutte de classe et de la solidarité : elle fait partie intégrante de l’étincelle du matérialisme historique. Ignorer la souffrance dans la théorie marxiste signifie en conséquence nier un élément important de son fondement.

Même la politique au sens marxien est initialement motivée par la morale, pour la simple raison que, comme nous l’avons montré, la souffrance sous l’esclavage salarial est un catalyseur de la recherche de possibilités pour abolir le capitalisme. La prise de conscience que l’exploitation, l’oppression, l’impérialisme, etc. sont inhérents au capitalisme (ou, en d’autres termes, que le capitalisme engendre les conditions dans lesquelles nous souffrons), conduit les marxistes à analyser et critiquer la société et, sur cette base, à mener une politique révolutionnaire.

Nous pouvons donc établir que les marxistes sont également animés d’une impulsion morale essentielle à leur politisation. Mais ils ne s’arrêtent pas là. Ils se rendent compte des limites politiques et économiques de l’empathie et font de l’expérience de la souffrance le point de départ d’une analyse matérialiste historique de la société. Ils tirent ainsi la nécessité politique de s’organiser non pas exclusivement de l’expérience de la souffrance des exploités, mais de la compréhension de la position objective que les travailleurs occupent dans le tissu social et des possibilités d’en venir à la lutte de classe.

Telle est la différence entre moralité et moralisme: la morale révolutionnaire comprend que « une morale réellement humaine, placée au-dessus des oppositions de classe et de leur souvenir, ne devient possible qu’à un niveau de la société où l’opposition de classes a non seulement été vaincue, mais oublié pour la pratique de la vie » (Engels, Anti-Duhring).

XVII

Tant que l’antagonisme de classe ne sera pas surmonté, l’aliénation des travailleurs de leur travail, d’eux-mêmes, du processus social de production et de la nature persistera également. Dans l’industrie animale, cette aliénation doit être extrême afin que les travailleurs puissent faire du mal à des êtres capables de souffrir, les transformer, c’est-à-dire les tuer. Avec l’exploitation capitaliste des animaux, nous perdons conscience que nous avons un point commun essentiel avec les animaux: nous possédons nous aussi un corps sensible et, au final, être un humain signifie aussi être un animal. La suppression de la nature intérieure des humains est à la fois une condition et une conséquence du mode capitaliste d’organisation du travail social.

XVIII

En tenant compte de tout cela, nous devons conclure que l’indignation que nous ressentons face à la brutalité du capitalisme, qui nous conduit à une analyse marxiste de la société et à la résistance, est la même que celle que les partisans de la libération animale ressentent face à la souffrance des animaux. L’ennemi des animaux – le capital – est aussi l’ennemi des humains. En tant que marxiste, en tant qu’anticapitaliste, il faut transformer cette instinct de solidarité en carburant pour la lutte, comprendre et prendre en compte la position objective des animaux dans le processus de production capitaliste, c’est-à-dire qu’ils font partie de ces créatures opprimées aux dépens desquelles la classe dirigeante accumule ses richesses. La lutte de classe pour la libération des animaux est la lutte pour la libération du prolétariat.